QUEL AVENIR POUR LES GRANDS MAGASINS ?
J’ai toujours aimé les Grands Magasins. Dans le sillon du Bon Marché et de son fondateur Aristide Boucicaut, leur volonté sans cesse réinventée d’être des lieux uniques et spectaculaires en terme d’expérience clients (depuis les grandes innovations de A. Boucicaut : entrée libre, prix fixes, invitation libre à voir, toucher, essayer, livraison à domicile, catalogue de vente par correspondance, création de marques propres…) et d’évènementiel (vitrines, manifestations promotionnelles, célébrations de produits et de marques, expositions temporaires…). Ces sujets sont toujours d’actualité depuis 1851 et les solutions proposées aujourd’hui font encore écho à celles d’Aristide Boucicaut.
Certaines enseignes ont continué dans cette voie en se positionnant clairement dans le luxe : Le Bon Marché, Harrods, Selfridges, Saks Fifth Avenue, Bergdorf Goodman, Neiman Marcus, Lane Crawford, Takashimaya…
D’autres ont cherché à toucher une clientèle plus populaire et urbaine : John Lewis, Manor, Ahlens, Coin, J.C.Penney, Robinsons…
Enfin certaines ont voulu créer des chaînes capables de séduire les 2 clientèles suivant les emplacements des magasins : Les Galeries Lafayette, Macy’s, El Corte Inglés, Le Printemps, Sogo, Nordstrom…
La pandémie actuelle est un gigantesque catalyseur de crise qui s’ajoute à une situation dégradée et fragile depuis près de 10 ans pour de très nombreuses enseignes. Certains de mes interlocuteurs voient dans cette crise un simple phénomène naturel Darwinien d’extinction par inadaptation à un nouvel environnement. Les réponses stratégiques pour s’adapter à ce nouvel environnement sont pourtant connues de tous les grands magasins depuis longtemps :
– proposer une nouvelle curation d’offre (plus événementielle avec des nouveautés et des exclusivités mais aussi des marques iconiques et des services incontournables)
– renforcer l’existence des grands magasins en tant que lieu d’expérience et d’émotion pour leur communauté plutôt que magasin (grâce notamment aux restaurants, expositions, évènements…)
– renforcer et individualiser la relation client (réseaux sociaux, programme de fidélisation, offres et services personnalisées pour les touristes ou les clients locaux…)
– accélérer radicalement la croissance des ventes digitales (en vente directe, réservation, télévente ou en click and collect…)
– optimiser le portfolio de magasins pour les chaînes principalement (en réduisant fortement le nombre ou/et la surface de magasins, en concentrant les investissements sur les flagships, en développant full price store et outlet store)
Chaque enseigne s’est attelée à appliquer ses orientations stratégiques en fonction de son marché et les grands magasins ont lancé de nombreuses initiatives :
– Le Bon Marché, après une période de flottement, a réussi à s’imposer comme une nouvelle destination chic et branchée grâce à une nouvelle curation de l’offre, qui ferait plaisir à son fondateur : les grandes installations artistiques, les expositions thématiques, les pop up développés avec les marques mode du moment…rappellent que lorsque l’acheteur des tapis revenait d’Orient après 6 mois de voyage, il entrait dans Paris dans un grand barnum à dos d’éléphant avec toute une caravane ou lorsque le Bon Marché célébrait les draps de la ville de Sedan, les dentelles de la ville de Calais ou les laines de la ville de Roubaix, les équipes merchandising de l’époque reproduisaient la place principale et les belles façades de la ville invitée grandeur nature.
Mais l’enseigne ne possède qu’un magasin implanté au cœur de la rive gauche dans une zone de chalandise bourgeoise exceptionnelle.
– Le BHV-Marais a réussi à s’imposer comme une nouvelle destination urbaine et bobo par une nouvelle curation d’offre en créant une destination unique maison (grâce à l’introduction de concepts Redoute Interieurs, AM-PM, Pomax,… ), food (grâce à l’introduction du concept Eataly à 2 pas du BHV) et mode (grâce à la sélection de nouvelles marques créatives comme Sessun, Zadig et Voltaire, Scotch and Soda ou Carhartt,…). Sans les marques de luxe, le BHV-Marais a même réussi à attirer une clientèle touristique qui représente certes moins de 15 % de la clientèle totale.
Mais l’enseigne a vraiment lancé son site de e-commerce en 2019 et doit encore réussir sa mutation digitale.
– Nordstrom a lui réussi sa mutation digitale et réalise plus de 33 % de son chiffre d’affaires sur son site à fin 2019 avec un total de 10 M de clients dont 1/3 multi- canaux. L’enseigne a testé avec un certain succès des nouveaux concepts de magasins Nordstrom Local de 300 m2 sans stock afin de renforcer la relation physique avec des communautés plus ciblées de 1.000/1.500 clients. La réalité omnicanal du client fait que 50 % du chiffre d’affaires en magasin implique du off-line dans le parcours d’achat et 30 % des ventes on-line implique du magasin dans le parcours d’achat. Nordstrom a aussi ouvert durant ces dernières années de nombreux outlets dans un rapport de 245 off-price store pour 136 full-price store afin de soutenir son chiffre d’affaires à faible coût d’investissement.
Mais l’enseigne ne s’est pas vraiment lancée dans une refonte de ses espaces de magasins traditionnels et de ses animations commerciales.
– Les Galeries Lafayette avec leur nouveau concept ouvert l’année dernière sur les Champs Elysées ont fait le pari d’un grand magasin concept store ciblant les millennials et un partie de la clientèle touristique visitant Paris. Les marques y sont privées de leur expression graphique au profit d’une typographie moderniste et propre au lieu. Comme dans un concept store, la sélection des marques est pointue, et des « digital brands » côtoient des griffes confirmées. Le service est placé au cœur de l’expérience client grâce aux 300 « personal stylists » overlookés présents sur place pour conseiller la clientèle. Enfin, de nombreux restaurants permettent d’en faire un lieu de halte sur la plus belle avenue du monde.
Le magasin va souffrir drastiquement de la baisse du tourisme à Paris qui pourrait s’inscrire dans la durée, comme le tourisme à Venise l’a démontré, mais aussi de la difficulté historique à attirer la clientèle parisienne mode sur les Champs Elysées…
– Macy’s n’a pas réussi à transformer en profondeur son modèle et s’est lancé dans une réduction du nombre d’implantations en passant depuis 2014 de plus 800 points de vente à 550 aujourd’hui. L’impact humain est violent pour le personnel licencié. La crise actuelle a poussé les dirigeants à annoncer, il y a quelques semaines, 125 fermetures supplémentaires. Au final quel sera le point d’équilibre atteint 200, 300 ou 400 magasins ? Personne ne le sait vraiment aujourd’hui mais, dans le fond, si on ne sait pas à quoi on veut faire ressembler un magasin, comment organiser une chaîne de 300 unités ?
Malgré une croissance de +24 % des ventes on line en 2019 pour Macy’s, hors de quelques flagships très animés, la simple visite d’un magasin traditionnel remplit d’ennui même le plus vaillant des clients.
Il faut reconnaître que la tâche pour les Grands Magasins semble monumentale avec un impact social terrible et l’immense challenge pour leurs managers est de pouvoir réussir ces plans d’action en même temps (car ils sont dépendants les uns des autres), en un temps record (car l’urgence est absolue) afin de transformer radicalement et globalement la réalité de la shopping expérience pour le client on & off line.
Au moment même où de nombreuses enseignes plongent dans des procédures de faillites : Karstadt-Kaufhof, Debenhams et peut être Neiman Marcus, Sears ou J.C. Penney… Il semble inévitable qu’un certain nombre d’enseignes ne se relèveront pas…
Sur ces bases stratégiques, il va falloir se réinventer, bâtir de nouveaux scenarii, tester, apprendre, améliorer et amplifier… avec créativité et agilité… un vraie aventure humaine dans des temps incertains !
Christophe Anjolras
Président Volcan Design